Psara, un grand massacre pour une si petite île !

Samedi 8 octobre 2016

Ormos Marmarou (Chios) – Psara (Psara) 33 M

Vers 10 h le vent est bien tombé et l’on remonte l’ancre qui dans notre balade nocturne a choppé les restes d’un vieux filet de pêche avec un câble métallique qui s’est entortillé autour de l’émerillon. Manœuvres diverses avec un bout pour la dégager de tout ce merdier puis récupération d’une partie de la gaffe télescopique qui avait fait sécession dans l’une des manœuvres (« elle est merdique cette gaffe »). Le vent comme prévu a bien faibli et est plein ouest, avant de passer au nord-ouest, du coup on l’a dans le nez pour déborder la côte nord de Chios. Vaine tentative de tirer des bords à la voile pour parer le cap Nikolaos, les bords tirés sont plutôt carrés et avec le cap qui dévie le vent, on doit se résoudre à faire route une fois de plus au moteur.

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Une fois Ak Nikolaos paré, on peut enfin faire route à la voile et même arrêter les moteurs avec un petit Force 3 au près qui nous mène droit sur Psara où nous arrivons à 17h40, à temps pour faire un petit tour dans le village – 400 habitants en tout sur l’île – et pour l’apéro au soleil couchant.

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On se met le long du quai – juste devant le monument de Constantin Kanaris – et l’on retrouve Bibi, le Sun Odyssey 449 qui était mouillé au port de Khardamila, dans Ormos Marmarou. Inquiet pour la tenue de son ancre car avec ce vent de sud, si son ancre dérapait, il était vite contre le quai – c’est d’ailleurs pour cela qu’on n’y était pas allé – son skipper nous confirme qu’il a vu le premier cata déraper et s’arrêter in-extremis devant eux et la digue du port et que peu après il nous a vus déraper à notre tour mais en évitant la digue du port…

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Psara ne vous dira probablement rien, mais pour les Grecs, c’est une tout autre histoire, grande histoire d’ailleurs pour une si petite île.

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Au début du XIXe siècle, les 5 000 à 6 000 habitants de cette île peu fertile et désolée, à part la production d’une piquette locale, étaient principalement des pêcheurs et des marins ainsi que des armateurs. L’aridité de l’île les avait poussés vers la mer et le commerce. Le commerce du blé lors des guerres napoléoniennes leur avait bien profité, leurs navires ayant forcé le blocus maritime imposé par les Britanniques à la France. Toutes les îles de l’Égée dépendaient du Capitan Pacha, représentant le sultan, mais Psara, ainsi qu’Hydra et Spetses, avaient acheté leur liberté. Un faible impôt, prélevé par les Grecs eux-mêmes, était payé au Capitan Pacha et des marins étaient mis à la disposition de la flotte ottomane. De par sa situation, Psara pouvait assez facilement surveiller l’entrée des Dardanelles et prévenir d’une sortie de la flotte ottomane.

Psara s’engagea très vite dans la guerre d’indépendance grecque, dès 1821, juste après le début du soulèvement dans le Péloponnèse.

Germanos, Metropolitan of Patras, Blessing the flag of Revolution, Theodoros Vryzakis, 1865, 16,4x1,26m, oel on canvas. National Art Gallery and Alexandros Soutzos Museum, Athense? ??e???d??? S??t???

Bénédiction des insurgés grecs par Germanos, l’archevâque de Patras.

Quarante de ses navires marchands, convertis rapidement en « navires de guerre » furent alors mis au service de la Grèce insurgée. Face à la flotte ottomane plus importante et mieux équipée, les Grecs compensèrent cette infériorité grâce à une spécialité psariote : le brûlot, un navire qui était mené au contact de la flotte ennemie après y avoir mis le feu. Psara ne cessa dès lors de harceler la flotte ottomane, menant en outre des opérations « commandos » sur les côtes turques, pillant et rançonnant les habitants, paralysant les communications et le commerce en entravant la navigation côtière. Les Turcs excédés tentèrent bien divers débarquements, mais l’île entourée de récifs et fortifiée sut à chaque fois les repousser, souvent d’ailleurs avec l’aide de la météo, Psara, pile au milieu de la mer Egée, étant balayée par des vents violents.

Psara participa à l’évacuation des chrétiens chassés de diverses îles lors des exactions ottomanes, notamment à l’évacuation des survivants lors du massacre de Chios en mai 1822. La goutte d’eau qui fit déborder le vase intervint le 18 juin 1822, lorsque le capitaine psariote Constantin Kanaris, pour venger le massacre de Chios, attaqua la flotte ottomane ancrée dans la baie de Chora, la capitale de Chios. Avec son brûlot il coula le vaisseau amiral ottoman, tuant l’amiral Kara Ali et 2 000 marins turcs, lorsque la réserve de poudre à bord du navire amiral explosa. L’attaque eut lieu le soir, au moment de la rupture du jeûne du Ramadan…

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Le navire amiral turc attaqué par le brûlot psariote de Kanaris. Tableau de Nikephoros Lytras.

Là, les Turcs décidèrent d’en finir une bonne fois pour toutes avec Psara et mirent le paquet. L’île devint donc un des principaux objectifs du Sultan lors de sa contre-attaque grâce à son vassal égyptien. Mahmoud II, découvrant la taille de Psara comparée aux torts que l’île lui causait, aurait déclaré : « Ôtez-moi de la carte cette petite tache ; dites à mon Capitan Pacha d’attacher cette roche à son vaisseau et de me l’amener.»

Au début de l’été 1824, une attaque semblant imminente, les démogérontes (trois « démogérontes » étaient élus tous les ans par quarante électeurs désignés eux-aussi tous les ans par l’ensemble de la population) de l’île prirent un certain nombre de dispositions. Certaines furent positives, comme le renforcement des citadelles (en l’occurrence des monastères fortifiés) d’Aghios Nikolaos et Palaiokastro. D’autres furent moins heureuses : les navires présents furent démâtés afin de servir de rempart en mer, mais ils perdirent toute possibilité de manœuvre ainsi que leur utilité comme moyen de fuite (à moins que les démogérontes n’aient voulu en quelque sorte « brûler leurs vaisseaux » comme semble le suggérer la décision de brûler tous les gouvernails) ; les défenseurs potentiels furent aussi répartis sur l’ensemble des côtes, même aux endroits où tout débarquement était impossible, réduisant ainsi les défenses principales, dont celles de la ville. Il semblerait enfin que le commandement d’un secteur ait été confié à deux Arvanites (Albanais chrétiens ayant fui les persécutions ottomanes au XVIIIe), Kotas et Karabelias, qui se révélèrent avoir été achetés par le Capitan Pacha.

Le 27 juin, une douzaine de frégates ottomanes vinrent reconnaître les côtes de l’île, afin de repérer le lieu le plus propice au débarquement. Les canonnades depuis la côte furent sans effet. Le 2 juillet 1824, une première attaque eut lieu au nord de l’île, dans la baie de Kanalos. Elle se résuma à un échange d’artillerie. Le soir, les navires de guerre et de transport relâchèrent entre Lesbos et Psara, tous fanaux allumés pour éviter toute surprise. Konstantin Kanaris décrit la mer cette nuit-là comme un « immense pont de bateaux ».

Le 3 juillet 1824, 176 vaisseaux commandés par Husrev Pacha transportant quelques 14 000 soldats ottomans attaquèrent Psara.

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L’île qui n’était habituellement peuplée que de 6 000 à 7 000 habitants, abritait alors plus de 25 000 personnes, réfugiées d’Aivali et de Chios. Les quelques vaisseaux qui la protégeaient ne firent pas le poids. La flotte turque se scinda en deux colonnes. La première effectua une attaque de diversion sur la partie la plus fortifiée de la baie où se trouve la capitale de l’île. La seconde se porta vers la partie de la côte défendue par Kotas et Karabelias, au nord de l’île, près de la baie de Kanalos, et réussit, sous le couvert de l’épaisse fumée créée par une décharge de ses canons, à faire débarquer plus de 10 000 Albanais musulmans, qui constituaient alors les troupes d’élite de l’armée ottomane, dans la petite baie voisine d’Erino. Ils s’avancèrent très rapidement dans les terres et prirent la batterie de quatre ou cinq canons qui protégeait la côte. Kotas et Karabelias passèrent alors du côté des attaquants qui les exécutèrent aussitôt, considérant qu’il n’était pas possible de faire confiance à des traîtres… Les défenseurs (523 Psariotes, 800 Rouméliotes et 125 Samiotes) finirent par succomber, après avoir neutralisé 4 000 Albanais. La route de la capitale Psara, de l’autre côté de l’île, était ouverte.

La colonne ottomane s’avança alors vers le sud et se scinda en deux. 3 000 soldats se dirigèrent vers le sud-est, vers la petite ville de Ftelio dont les canons tournés vers la mer menaçaient la flotte ottomane. Après une résistance acharnée, les Grecs finirent par succomber et périrent au combat. La flotte de Husrev Pacha, quant à elle, fit le tour de l’île par l’est et attaqua le port, prenant ses défenseurs (informés du débarquement au nord) à revers. Une partie des femmes et des enfants avaient été évacués sur les navires dans la rade. La confusion avait déjà causé la perte des plus faibles et des plus jeunes enfants, abandonnés ou noyés par leur mère qui ne pouvaient s’en occuper. La survie de l’une passait par la mort de l’autre. Ces navires furent victimes du bombardement naval des frégates ottomanes. Les femmes et enfants qui pensaient y avoir trouvé un refuge périrent.

Les soldats ottomans qui constituaient la seconde partie de la colonne venue du nord, atteignirent Psara, la capitale de l’île, vers le milieu de la journée. Ils la prirent puis la rasèrent, mais après avoir dû s’emparer des maisons une par une. Quatre mille des 7 000 habitants de la ville furent massacrés. Leurs oreilles et leurs nez coupés furent salés et envoyés à Constantinople… Les autres furent réduits en esclavage. Divers récits évoquent les femmes qui se seraient jetées dans la mer avec leurs enfants, du haut de Mavri Rachi (l’Epaule Noire), la grande falaise près du port, préférant choisir leur mort. D’autres se seraient jetées dans la mêlée pour y périr (et éviter le viol), après avoir assisté à la mort de leur époux. Les Turcs subirent quant à eux de lourdes pertes.

Le lendemain, le siège de la forteresse de Palaiokastro, tenue par les Grecs, prit fin. Ses 500 à 600 défenseurs (mercenaires arvanites ou macédoniens et psariotes dont des femmes et des enfants) subirent divers assauts au cours de la journée et virent leur nombre diminuer à chaque fois. Réduits des deux-tiers, ils décidèrent d’emporter leurs assaillants avec eux dans la mort. Au moment de l’assaut final, les défenseurs attendirent que le plus d’ennemis possible aient pénétré dans l’enceinte. Le drapeau psariote portant la devise Ελευθερία ή θάνατος (« La liberté ou la mort »)  fut hissé et le chef des défenseurs mit lui-même le feu au magasin de poudres, tuant assiégés et assiégeants.

Les rares Psariotes (et réfugiés) qui réussirent à survivre au massacre profitèrent de la confusion créée par l’explosion de Palaiokastro pour s’enfuir à bord de petites embarcations démâtées et sans gouvernail. Parmi eux, les principaux notables et les plus riches familles de l’île…

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Après la chute de Psara,  tableau de Nikolaos Gysis  évoquant la fuite des survivants sur des navires sans mâts ni gouvernails.

Ils dérivèrent jusqu’à Tinos, Syros, Mykonos et Naxos ; les navires rescapés prirent comme nouvelle base l’île d’Égine, d’où ils participèrent aux combats ultérieurs. La frégate française Isis, qui croisait dans les parages aurait quant à elle recueilli 156 survivants. Peu après, le 15 juillet 1824, 1 500 pallikares grecs reconquirent l’île contre les 1 000 soldats ottomans que Husrev Pacha avait laissés sur l’île. Les Ottomans furent traqués et égorgés dans les ruines de la ville et de Palaiokastro. Le dernier canon en état de fonctionner dans la citadelle fut récupéré. Les Grecs donnèrent ensuite la chasse à la flottille ottomane restée sur place, l’engagèrent et, après un combat de cinq heures, coulèrent les vingt navires turcs qui la composaient

Informée de ces évènements, le 18 juillet, la flotte turque quitta Lesbos et rencontra les Grecs au nord de Chios le matin du 19 juillet. Le manque de vent handicapa les deux flottes jusqu’au 22 mais les Grecs s’étaient dispersés et Psara fut alors à nouveau occupée par les Turcs qui récupérèrent les derniers canons, rasèrent les derniers bâtiments encore debout et comblèrent le port.

Contrairement au massacre similaire sur Chios, le massacre sur Psara ne suscita que très peu d’émotion en Occident, l’indignation fut bien souvent englobée dans celle ayant suivi le massacre de Chios. Le célèbre tableau d’Eugène Delacroix, Scène des massacres de Scio, fut exposé au Salon de 1824, l’année du massacre de Psara.

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Béranger écrivit cependant un poème Psara où il critiquait l’inaction occidentale après les massacres à Chios et imaginait les soldats ottomans chantant en massacrant sur l’île :
« Mais de Chios recommencent les fêtes ; Psara succombe, et voilà ses soutiens !

Pillons ces murs ! De l’or ! Du vin ! Des femmes ! Vierges, l’outrage ajoute à vos appas.

Le glaive après purifiera vos âmes :  Les rois chrétiens ne vous vengeront pas. »

De nos jours, Psara, l’unique bourgade de l’île ne compte que 400 habitants, retraités ou pêcheurs. Des Psariotes émigrés aux USA ou en Australie et qui ont réussi reviennent sur l’île pour leurs vieux jours et quelques belles villas (dont certaines en construction) contrastent avec d’humbles bâtisses. On achète trois pommes de terre à l’unique mini-market de l’île qui est vraiment mini…

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Balade sur le promontoire jouxtant le port au coucher du soleil, les rares habitants croisés nous saluent d’un kalispera… On aime bien cette ambiance de bout du monde, Psara reste encore bien à l’écart du moindre touriste… Ajoutez à cela un wifi ouvert avec un débit d’enfer, on a à peine le temps de cliquer que les podcasts sont déjà chargés, l’eau et l’électricité à quai, c’est le luxe de la solitude branchée au bout du monde…

Les photos sont ici.

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